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Bruxelles, pas belle

Le constat de Libération est accablant :

Bruxelles pas belle

Pour les fortunes françaises désireuses de fuir l’impôt hexagonal, Bruxelles a deux atouts: son climat fiscal et sa proximité (une heure vingt de Paris en Thalys). Cette proximité est même une nécessité si l’on veut préserver son moral, car l’argent n’est pas tout. Le choc de l’arrivée à destination risque d’en laisser plus d’un sur le carreau tant la capitale belge est laide et sale, hormis des îlots presque miraculeusement préservés. Si les exilés fiscaux n’ont que ce qu’ils méritent, on peut avoir une pensée pour ceux qui y vivent parce que c’est le siège des institutions européennes.

Bruxelles est une «capitale pour rire», pour reprendre l’expression de Baudelaire dans son pamphlet inachevé, la Belgique déshabillée (1864). A l’époque, le poète pouvait se consoler de son exil en parcourant une ville dont il vantait, malgré tout, le modèle urbanistique. Cent cinquante ans plus tard, on devine ici ou là ce qu’elle a pu être et qu’elle n’est plus. La seule ville à laquelle on puisse la comparer est Athènes : même chaos urbanistique, mêmes cicatrices laissées par une spéculation immobilière délirante, mêmes trottoirs défoncés, même saleté (c’est Test-Achats, l’organisation de consommateurs belge, qui le dit), même folie automobile, etc. Mais la capitale grecque a réussi, elle, à éviter les autoroutes qui déchirent Bruxelles comme si elle avait la taille de New York ou de Los Angeles, alors qu’elle dépasse à peine le million d’habitants. Pour décrire ce n’importe quoi qu’est devenue, depuis la fin des années 50, la capitale belge, les urbanistes ont inventé un terme : la «bruxellisation». On se demande comment Dick Annegarn, Néerlandais élevé dans la capitale belge, a pu chanter au milieu des années 70 «Bruxelles ma belle».

La première chose qu’il faut savoir est que Bruxelles est une illusion. Car la ville historique, c’est seulement le cœur géographique de l’une des trois régions belges (avec la Flandre et la Wallonie) : Bruxelles-Capitale. Bruxelles, ce sont en fait 19 communes (Bruxelles-Ville, Anderlecht, Ixelles, Uccle, Etterbeek, etc.), largement autonomes entre elles et par rapport à la région, qui n’exerce que certaines compétences (ramassage des ordures, gestion d’avenues stratégiques…).

«La Belgique est un pays de communes», rappelle Charles Picqué, qui a été président socialiste de la région pendant plus de vingt ans et vient de démissioner, c’est dans ces communes que réside le pouvoir, y compris celui de gérer la police.«Bruxelles s’est construite à partir de noyaux éclatés, et non d’un centre, comme Paris ou Londres», explique Olivier Maingain, patron des Fédéralistes démocrates francophones (FDF, libéral) et bourgmestre de Woluwe-Saint-Lambert, l’une des 19 communes de la région.

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Les frontières de ces communes défient toute logique. Elles reposent «sur le tracé des ruisseaux et des propriétés foncières acquises par les communes. Pour ne rien simplifier, le roi Léopold II a annexé à Bruxelles-Ville l’avenue Louise, qui va du palais de justice au bois de la Cambre afin que l’aristocratie n’ait pas à quitter la ville… Il a aussi annexé la commune de Laeken, où se trouve le palais royal, et les squares à l’est de la ville où vivaient les bourgeois afin de contrebalancer le poids du quartier populaire des Marolles.» Résultat, on change trois fois de commune en 50 mètres.

Cela explique l’absence d’unité du mobilier urbain, entre les modèles de poubelles ou de lampadaires par exemple. Pire : si une rue s’effondre – ce qui est fréquent vu la vétusté du réseau d’égouts -, pour peu qu’elle soit à la limite de deux communes, il faudra des mois pour que les autorités se mettent d’accord sur sa réfection. Il en va de même des trottoirs, qui peuvent être entretenus sur 100 mètres et défoncés ensuite. L’un des lieux où se concentrent les boutiques les plus chic, l’avenue Louise, est divisé entre trois communes : Saint-Gilles, Ixelles et Bruxelles, qui gère la rue proprement dite. Et les trottoirs ? «Ce n’est pas clair», rigole Charles Picqué. Alors les voitures s’y garent, laissant à peine 1,20 mètre aux piétons. La police ne sanctionne pas puisqu’on ne sait pas qui est responsable, car la répression des infractions routières, comme le maintien de l’ordre, relève des communes… Se garer en double ou triple file est ici un sport sans danger. «Cet empilement administratif déresponsabilise tout le monde, regrette Raphaël Lederer, conseiller municipal libéral (MR) de Forest. Sur tous les sujets, on entend : “C’est pas nous, c’est le régional”, ce qui justifie l’inaction. Et pourtant, Bruxelles-Capitale compte 685 conseillers communaux, 200 échevins [adjoints au maire, ndlr], 89 députés régionaux, 5 ministres et 3 secrétaires d’Etat.»

Pour se rendre compte du visage qu’offre Bruxelles, il suffit de prendre le taxi de la gare du Midi, point d’arrivée des trains internationaux, jusqu’aux institutions européennes, souvent le seul aperçu de la ville qu’auront ceux qui viennent y travailler. A peine sorti de la gare, on emprunte à grande vitesse la «petite ceinture», une autoroute à quatre voies isolant le centre historique, l’équivalent des Ier et IIe arrondissements de Paris. C’est une succession de tunnels et de voies de sortie qui sont en même temps des voies d’accès où les voitures se croisent comme elles le peuvent (les accidents mortels sont légion). Ensuite, la rue Belliard mène aux institutions, avant de se transformer en tunnel pour rejoindre les grands boulevards (à quatre ou six voies) de l’est de la ville, puis le «ring», la troisième ceinture d’autoroutes qui enserre Bruxelles. La rue Belliard, ce sont cinq voies à sens unique, bordées d’immeubles affreux des années 50 ou 60, avec des trottoirs défoncés d’à peine 1,50 mètre, sans arbres mais encombrés de panneaux de signalisation, d’armoires électriques ou téléphoniques, et de rares poubelles. Ici, on est piéton à ses risques et périls (Bruxelles est l’une des villes les plus dangereuses d’Europe pour les piétons et les cyclistes).

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Parallèle à la rue Belliard, la rue de la Loi, autoroute qui mène au centre-ville. Continuation de l’E40, elle surgit d’un tunnel. Même ramenée il y a quelques années de cinq à quatre voies, cette tranchée est impressionnante. Ces deux autoroutes – qualifiées «d’égouts à bagnoles» par Charles Picqué – qui encadrent le quartier européen ne sont pas les seules à Bruxelles. Même les Champs-Elysées locaux, l’avenue Louise, ont été transformés en une tranchée infranchissable : quatre voies et une succession de tunnels menant vers le bois de la Cambre et les quartiers Sud, une voie en contre-allée de part et d’autre (six voies en tout) et des trottoirs limités à leur plus simple expression. Parcourir Bruxelles, c’est parcourir l’Europe du tout-voiture des années 60. Toutes les villes européennes essayent de démolir ces aspirateurs à voitures, pas Bruxelles, ville la plus encombrée du monde occidental, loin devant Paris (en 6e position).

«La ville a été sciemment détruite dans les années 50-70. Depuis ce moment-là, on peut parler de bruxellisation, raconte Maingain. Pour l’Etat, Bruxelles devait devenir une ville administrative, une sorte de Washington, où personne ne dormait. D’où ces autoroutes qui amènent le flux des travailleurs vivant en Flandre ou en Wallonie. Les Flamands, qui détestaient cette ville devenue francophone tout en étant située en Flandre, ont tout fait pour la détruire.» L’Exposition universelle de 1958 a servi de prétexte au début des travaux. La petite ceinture est alors réalisée afin d’amener les visiteurs de la gare du Midi vers le plateau du Heysel (où se trouve l’Atomium). Puis les travaux s’accélèrent : Bruxelles doit être traversée par des autoroutes sur viaducs. Dans le même temps, la ville est livrée aux spéculateurs immobiliers. On n’hésite pas à démolir un patrimoine inestimable pour bâtir des immeubles dans le style utilitariste des années 60-70. La Maison du peuple, œuvre majeure de l’architecte Horta, est rasée en 1964, l’hôtel d’Ursel (près de la gare Centrale) est remplacé par une tour sans âme ; la rue Sainte-Gudule, la rue de Ligne, le boulevard Anspach, la place de la Monnaie sont livrés aux pelleteuses et des horreurs architecturales – telle la Cité administrative bâtie entre 1958 et 1983, et aujourd’hui à l’abandon – s’élèvent à la place de monuments historiques.

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Les Bruxellois, longs à la détente, ont fini par se révolter. La traversée de la ville par des autoroutes est abandonnée au début des années 70, mais il faudra attendre 1989 et la création de la région de Bruxelles-Capitale, qui redonne le pouvoir urbanistique à la ville, pour que la «bruxellisation» ralentisse puis cesse dans les années 90.

Certes, en vingt ans, beaucoup de choses ont changé. Des rues délaissées ont été réasphaltées, des trottoirs refaits, des espaces piétonniers aménagés, des transports en commun créés, des immeubles des années 50-60 démolis, la construction de tours interdite. Mais tout cela à dose homéopathique, selon le bon vouloir des communes. Il n’est pas rare qu’une rue à peine refaite soit à nouveau défoncée pour d’autres travaux, que des chancres urbains subsistent ou que des vestiges du patrimoine résistent par miracle, comme les façades de la magnifique place des Martyrs. Alors que Berlin a réussi à se transformer en une capitale moderne, Bruxelles fait du sur-place.

«La région a échoué, estime Olivier Maingain. Elle n’a pas réussi à créer un espace public cohérent faute de volonté politique.» C’est aussi la faute des communes, qui refusent toute fusion afin de conserver leurs prérogatives. «Bruxelles est victime du mal belge, de son fédéralisme de territoires et de communautés linguistiques», se défend Picqué. En effet, si les communes refusent toute fusion, c’est pour éviter que les Flamands, surreprésentés au niveau régional (20% des mandats pour 5% de la population), ne voient leurs pouvoirs étendus aux 19 communes.

Et c’est aussi que Bruxelles est une ville pauvre. Le chômage y dépasse les 20% en raison d’une forte population immigrée qui ne parle pas flamand alors que le bilinguisme est exigé pour trouver un emploi. Et, surtout, les 350 000 «navetteurs» qui déferlent chaque jour sur la ville n’y payent pas d’impôts, pas plus que les Européens. Bruxelles dépend donc de la manne fédérale. Ce qui explique que la région refuse de démolir les autoroutes qui défigurent la ville : cela fâcherait la riche Flandre qui veut pouvoir continuer à y accéder en voiture…

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